mardi 28 février 2012

Petite Fille

Les cheveux teints en gris par la poussière des quais
Et sous tes ongles en deuil, tes genoux couronnés.
A même le sol tu joues, c'est très sérieux, très grave
Ton regard, lui, dit vrai, et déshabille les braves.
Tes paupières sont tes ailes, va, vole, petite fille !

Serrant contre ton cœur la poupée mutilée
Le regard un peu vague de qui regarde en soi
Tu t'accroches au vieux jouet comme on largue une bouée
Contre les jambes cassées, comme un berceau, tes doigts.
Tu porteras la vie, va, aime, petite fille !

Avant que tous les loups ne s'accrochent à tes pas,
Avant que de leurs crocs ils ne déchirent ta voix,
Avant qu'ils ne te volent tes yeux de petite fille,
Avant qu'ils ne piétinent, utilisent et gaspillent,
Danse, danse encore un peu, va, danse petite fille !

Lorsque tu te tiendras debout bien que brisée,
Lorsque tes enfants lourds s'accrocheront à tes pas,
Lorsque tu seras seule, si seule, si fatiguée,
Lorsque les yeux éteints pour eux tu avanceras
Danse, danse encore un peu, va, danse petite fille !

Cherche-la donc en toi, en ces jours longs et pâles
Cherche-la donc en toi, l'enfant vivante et sale
Va, vole, va, aime, et danse, danse, petite fille !




















Photo de David Seymour, 1948

mardi 7 février 2012

Cette femme qui est la mienne

Elle est dans la cuisine et  se prépare un café. J'évite de lui parler, nous savons tous les deux qu'elle n'est pas du matin. Je ne lui parlerai pas beaucoup plus ensuite cela dit. Je ne sais pas quand nous avons cessé de parler. Je me souviens si bien de ces longues discussions jusque tard dans la nuit, nos élucubrations sur le sens des choses, arrosées d'un peu trop de bon vin. Nous étions vivants, alors, et je puisais dans ses yeux la sève de mon être.

Et les mots se sont tus, les années ont filé. Je crois que jour après jour nous avons appris à nous désaimer. Je ne prenais plus le temps de la voir, de l'entendre, c'est vrai. Mais pourquoi donc n'avons-nous rien vu ? Nous aurions pu nous réveiller. Moi, je sais maintenant que j'aurais voulu.

Elle a des gestes sûrs, les mêmes depuis trente ans. J'ai cette impression ridicule qu'elle n'a jamais été aussi belle que ce matin. Son visage un peu marqué par nos moments partagés, les beaux, les durs. La résille posée par l'âge autour de ses yeux semble donner encore plus de profondeur à son regard si loquace. Le temps y a ajouté comme une douceur, comme une dureté aussi, qui cohabitent étrangement. Elle a toujours un port de reine malgré ses épaules un peu affaissées. Je regarde ses mains, si belles d'avoir vécu, d'avoir tant caressé, soigné, tenu, serré... Ses mains douces et violentes, mains de mère, mains de femme. Ici aussi la vie a marqué son passage à coup de rides discrètes qui me donnent une envie furieuse de les embrasser, ces chères compagnes.
Son ventre un peu bombé, un peu relâché d'avoir porté nos enfants, son ventre qui garde visible le souvenir d'avoir été maison, ces moments si forts, si drôles, difficiles aussi parfois, du miracle incongru de la mère qui en elle porte l'enfant. Que j'aime ce ventre qui appelle mes paumes !

Pourtant je ne l'approcherai pas. Je la regarde encore, si belle, et ses hanches encore fermes sur lesquelles d'autres mains que les miennes se posent avec passion. Que lui dit-il après l'amour ? Cet homme qui n'est pas moi dans le lit de ma femme...

Pourquoi, comment en sommes-nous arrivés là ? En moi le gouffre de souffrance apparaît à nouveau, un trou sans fond, un précipice. Et je me sens ouvert en deux et j'ai envie tout à coup de vomir pour de vrai cet échec qui fait si mal. La douleur se fait colère, je ne souffre plus, je suis furieux.

Je la hais de l'aimer encore. Je sais que je ne pourrais pas lui dire que je sais, c'est au-dessus de mes forces de me l'entendre dire, de le regarder en face. Alors, encore, je l'ignorerai. Je jouerai l'indifférence. Et les mots qui sortiront de ma bouche seront vides ou agressifs. Je nourrirai sa fuite, son besoin d'ailleurs. Le serpent se mord la queue.




vendredi 27 janvier 2012

Fenêtre d'hôtel

Le temps s'étale, le temps s'étend et se suspend.
Elle est assise, digne et altière. Belle encore malgré l'outrage des années. Elle n'a plus tout à fait la céleste apparence qui tournait tant de têtes aux claquements de ses talons. Mais elle apporte chaque jour un soin prononcé à ce qu'elle donne à voir. Quand on est une image et que le temps s'en va l'on se vide de soi.

Elle est posée sur le canapé bleu, mise en scène jusque dans les moindres détails. Elle joue à être elle et dégage à présent un élégant magnétisme glacé allumé par ses yeux brûlants. Elle croise toujours autant de regards admiratifs, même s'ils le sont différemment.

Elle attend immobile dans la pièce sobre et vide, touche de couleur posée dans le tableau. Elle guette et son regard se trouble seul face à la nuit. Viendra-t-elle cette fois ? Elle connait trop ces moments vides où l'attente se dilate, où le temps meurt de s'être écoulé pour rien.

Chaque fois elle passe des heures à se rendre belle et chaque fois des heures elle attend puis s'en va. Elle n'est jamais venue. Sa fille. Sa fille qui maintenant a une fille. Sa fille si étrangement jolie avec ses yeux fous sous ses cheveux sauvages, sa fille éternellement libre en pantalon poussiéreux, l'appareil photo greffé à son cœur.

Sa fille qui maintenant a une fille.
Étrange pied de nez de la vie qui joue aux poupées russes, ouvre les mères en deux pour céder la place aux suivantes.

Des années qu'elle n'a pas vu la femme qu'est devenue sa fille. Années de silences venimeux et de mots agressifs. Elle n'a jamais été tout à fait mère, refusant de quitter le devant de la scène pour ce petit être accroché à ses jupes qui ne faisait que suivre, courant derrière son ombre. Peut-elle lui reprocher de n'être pas assez fille ?

Et voilà que sa fille, elle, s'est ouverte en deux. Elle a cédé la place. Elle a porté l'enfant au cœur de ses yeux fous, lui a donné l'amour et la présence qu'elle n'a jamais reçus.
Et voilà que maintenant, une génération trop tard, la vieille dame qui refuse de l'être s'est ouverte aussi d'un coup, sentant sortir d'elle la troisième, la plus petite des poupées de bois peint. Le centre du monde a basculé, cette enfant qu'elle n'a jamais vu a pris toute la place de son cœur, de ses rêves, de son être.

Alors, chaque mois, elle envoie le message. Alors, chaque mois, elle se prépare, s'installe, et attend, attend encore. L'espoir est là, toujours, infime et immense. Et si jamais... qui sait !

Le temps s'étale, le temps s'étend et se suspend.
Sa fille maintenant a une fille.




Edward Hopper, Fenêtre d'hôtel.