vendredi 27 janvier 2012

Fenêtre d'hôtel

Le temps s'étale, le temps s'étend et se suspend.
Elle est assise, digne et altière. Belle encore malgré l'outrage des années. Elle n'a plus tout à fait la céleste apparence qui tournait tant de têtes aux claquements de ses talons. Mais elle apporte chaque jour un soin prononcé à ce qu'elle donne à voir. Quand on est une image et que le temps s'en va l'on se vide de soi.

Elle est posée sur le canapé bleu, mise en scène jusque dans les moindres détails. Elle joue à être elle et dégage à présent un élégant magnétisme glacé allumé par ses yeux brûlants. Elle croise toujours autant de regards admiratifs, même s'ils le sont différemment.

Elle attend immobile dans la pièce sobre et vide, touche de couleur posée dans le tableau. Elle guette et son regard se trouble seul face à la nuit. Viendra-t-elle cette fois ? Elle connait trop ces moments vides où l'attente se dilate, où le temps meurt de s'être écoulé pour rien.

Chaque fois elle passe des heures à se rendre belle et chaque fois des heures elle attend puis s'en va. Elle n'est jamais venue. Sa fille. Sa fille qui maintenant a une fille. Sa fille si étrangement jolie avec ses yeux fous sous ses cheveux sauvages, sa fille éternellement libre en pantalon poussiéreux, l'appareil photo greffé à son cœur.

Sa fille qui maintenant a une fille.
Étrange pied de nez de la vie qui joue aux poupées russes, ouvre les mères en deux pour céder la place aux suivantes.

Des années qu'elle n'a pas vu la femme qu'est devenue sa fille. Années de silences venimeux et de mots agressifs. Elle n'a jamais été tout à fait mère, refusant de quitter le devant de la scène pour ce petit être accroché à ses jupes qui ne faisait que suivre, courant derrière son ombre. Peut-elle lui reprocher de n'être pas assez fille ?

Et voilà que sa fille, elle, s'est ouverte en deux. Elle a cédé la place. Elle a porté l'enfant au cœur de ses yeux fous, lui a donné l'amour et la présence qu'elle n'a jamais reçus.
Et voilà que maintenant, une génération trop tard, la vieille dame qui refuse de l'être s'est ouverte aussi d'un coup, sentant sortir d'elle la troisième, la plus petite des poupées de bois peint. Le centre du monde a basculé, cette enfant qu'elle n'a jamais vu a pris toute la place de son cœur, de ses rêves, de son être.

Alors, chaque mois, elle envoie le message. Alors, chaque mois, elle se prépare, s'installe, et attend, attend encore. L'espoir est là, toujours, infime et immense. Et si jamais... qui sait !

Le temps s'étale, le temps s'étend et se suspend.
Sa fille maintenant a une fille.




Edward Hopper, Fenêtre d'hôtel.